Mes récentes années vécues au cœur de la scène industrielle berlinoise des années quatre-vingt – style musical qui doit autant au punk rock qu’à la musique expérimentale ou au blues – m’ont ouvert l’esprit. C’est par la pratique et grâce aux musiciens avec lesquels j’ai joué là-bas que j’ai compris qu’une démarche créative véritablement innovante et la réelle spontanéité qu’elle permet sur le long terme sont le fruit d’un travail acharné et rigoureux.
La curiosité persévérante accroît l’intensité des jubilations initiales, alors que celles-ci s’étiolent à l’inverse rapidement chez ceux qui misent uniquement sur la persistance de leurs premiers enthousiasmes. C’est l’impression inverse que produit sur moi ce trio de filles. Si elles me plaisent tant, c’est qu’il émane d’elles une profondeur rare ; j’ai le sentiment de comprendre le sens qu’elles ont choisi de donner à leur vie, et la cohérence entre leurs intentions et leurs actes. J’éprouve de l’empathie pour elles, je suis à la fois admiratif et interpellé par cette vitalité qui leur permet selon toute vraisemblance d’accéder à la liberté et au bonheur de créer. De la même façon que si elles m’envoyaient un message m’invitant à devenir leur semblable. Chaque fois que je les rencontre dans le métro, je me demande si je serais capable de m’engager dans la vie possible qu’elles me révèlent, et ce qui me retient de le faire.
Me voilà donc planté là, devant l’entrée de la station Châtelet. Je me sens très con, dans la rue, la guitare autour du cou. C’est ma première, celle que j’ai eue pour Noël, quand j’avais 12 ans. Celle avec laquelle tout a commencé. Une guitare classique, fabriquée en Allemagne de l’Est, avec un manche aussi large et anguleux qu’une poutre, et des cordes en nylon. Une vraie guitare de débutant. Et là, je me sens débutant comme jamais. ça fait pourtant plus de quinze ans que je fais des concerts. Et parfois devant des centaines de personnes. Mais c’est tellement plus facile d’arriver sur une scène, petite ou grande, avec ses potes, et de jouer, même approximativement, pour un public venu pour ça. Là, personne ne m’attend. Personne. Et il y a de fortes chances pour que j’emmerde les voyageurs, parce que je vois bien leurs réactions quand un chanteur vient faire la manche dans un wagon. Et je me demande ce que je fais là. Pourquoi est-ce que je me suis mis en tête de chanter dans le métro? Bon, c’est vrai que je suis au chômage, criblé de dettes, et que si je ne trouve pas rapidement de l’argent, je vais encore me retrouver avec les huissiers et les flics à la porte. Ils voudront encore me prendre le peu que je possède, c’est-à-dire deux guitares et un ampli. Et ça, c’est hors de question. Je me suis promis que même dans la merde, jamais je ne revendrais une guitare. Depuis mon arrivée à Paris, il y a un peu plus d’un an, j’en ai très souvent joué chez moi, enfin. J’ai un jour trouvé frustrant de prétendre jouer de la musique sans être capable de prendre un instrument et de chanter deux ou trois chansons avec des amis, ainsi que le font en Suède les potes de mon village. J’arrive depuis quelque temps à grattouiller suffisamment pour accompagner des mélodies simples, mais il faut désormais aussi me mettre à chanter. Ce que je n’ai jamais su faire jusque-là, malgré quelques tentatives au cours des années précédentes. Ne me satisfaisant pas du plaisir bien réel de jouer de la basse dans les groupes avec lesquels j’ai fait pas mal de concerts, j’ai tenté d’en monter d’autres où j’étais supposé être chanteur. Et j’ai rêvé d’avoir une voix grave et puissante. Mais une fois devant le micro, à chaque tentative, la mienne ne sonne pas. Elle est toute plate. Crier pour faire des chœurs, ça va, mais chanter véritablement, ce n’est pas convaincant. Personne n’est convaincu, moi le premier. Malgré cela, j’aime chanter, j’aime ressentir cette vibration dans le ventre, la cage thoracique et la gorge. Alors je chante. « Le café est dans les tasses, et les cafés nettoient leurs glaces », ça fait au moins dix fois que je chante cette putain de chanson, elle va bien commencer à s’imprimer dans ma mémoire, non? De la même façon que lorsqu’on veut surmonter l’appréhension de se baigner dans une eau trop froide on s’y jette d’un seul coup, j’entre dans le métro, ligne 1, celle que je prenais pour aller bosser. C’est la ligne sur laquelle j’ai jeté mon dévolu, parce que l’on y voit de nombreux musiciens, notamment le trio de filles, et que ce n’est peut-être pas sans raison. J’ai décidé d’entrer dans la prochaine rame qui s’arrêtera. Il me semble évident que c’est dans les rames que je dois chanter, et pas planté dans un couloir. Je n’ai pas du tout envie de voir une foule anonyme et indifférente défiler devant moi pendant des heures, moi qui ne m’arrête que rarement lorsque j’entends un musicien dans cette situation. Il est illégal de chanter dans les wagons, mais ça n’a aucune importance pour moi. « Il est interdit de se livrer à la mendicité, de troubler la tranquillité des voyageurs de quelque manière que ce soit, dans les trains et les parties des stations dont l’accès est autorisé au public », indique l’extrait du règlement du métro promulgué le 9 décembre 1968 et affiché dans les wagons. L’ordonnance est signée par le préfet de Paris de l’époque, le tristement célèbre Maurice Papon, ce qui renforce encore le mépris que je peux avoir pour ce décret. Certains musiciens ont l’autorisation de jouer dans les couloirs du métro, à certains points bien précis, mais il faut pour cela passer devant un jury qui détermine si oui ou non ils ont les qualités requises. En cas de réussite, le jury attribue un beau badge qui en atteste, mais également des lieux et des horaires de travail bien encadrés. Je n’ai pas quitté le monde merveilleux de l’entreprise pour aller passer des entretiens d’embauche et me retrouver de nouveau sous la coupe d’un patron qui me dira quand et où jouer, et probablement quoi aussi. C’est une raison supplémentaire pour ne pas jouer dans les couloirs sous l’égide de la Guilde des musiciens du métro, ainsi qu’elle s’appelle me semble-t-il. Il y a d’autres emplacements qui pourraient être intéressants, et où l’on retrouve des musiciens sans badge d’accréditation, mais ils sont en permanence occupés par certains habitués, qui donnent eux aussi l’impression de se soumettre à un train-train sans perspectives. Il est quinze heures, et il n’y a pas grand monde sur les quais. Cinq ou six voyageurs qui attendent le métro le regard dans le vague ou le nez dans un journal, mais aussi un petit groupe de touristes tournant avec curiosité la tête de tous les côtés. Un clochard, de ceux que l’on appelle hypocritement « sans domicile fixe », somnole, assis sur un banc. De façon évidente, il n’a pas de domicile du tout, ni fixe, ni mobile, et c’est pour ça qu’il faut l’appeler sans-abri, parce que c’est ce qu’il est, lui comme tous ceux qui vivent dans la rue. Certains voyageurs m’ignorent, mais d’autres m’observent, et je ne suis pas habitué à ce regard. Je sens dans leurs yeux ces questions que je me pose moi aussi lorsque je tombe sur un musicien du métro. « Pourquoi il fait ça? Qu’est-ce qu’il va jouer? Il va nous emmerder? Il a une drôle de tête, ce gars-là. J’espère qu’il joue bien. » Je ne sais pas pour qui ou quoi ils me prennent, et quelle musique ils m’imaginent jouer. Préférant faire envie que pitié, j’ai, pour une fois, soigné ma présentation. Je suis en situation économique précaire, certes, mais j’ai un toit, une chambre située immédiatement sous ce toit, rue Tiquetonne, en plein centre de Paris en plus, dans le quartier de la rue Saint-Denis qui est alors un îlot de prostitution et de toxicomanie. Je suis habillé d’un costume de mauvaise qualité, pas très bien ajusté. Mes cheveux, très longs en ce moment, tombent sur une veste grise croisée, fine et un peu fripée, que m’a donnée mon pote Kiddy un jour où il a fallu avoir l’air présentable devant un tribunal, à Berlin. Le pantalon à revers que je porte n’est pas tout à fait assorti, et j’ai gardé mes Doc Martens, qui sont les bottes que je préfère porter quand je chante ou que je joue. Elles ont une bonne semelle antidérapante, et, sur scène ou en l’occurrence dans le métro, ça n’est pas un luxe. Avec ma chemise blanche, je suis persuadé d’avoir autant de prestance qu’un Gitan venant chanter pour un mariage. Alors que je n’ai l’air que de ce que je suis, un petit gars né près d’un lac au cœur de la forêt suédoise, ayant grandi à Amiens, récemment débarqué à Paris après quelques années à Bruxelles et à Berlin, et qui fait la manche dans le métro en essayant de se comporter comme s’il n’en avait pas besoin. La rame arrive, clairsemée. L’après-midi, c’est en général plus calme. ça tombe bien, je ne me sentais pas capable d’affronter trop de monde d’un coup. Pourtant, ça peut foutre plus le trac de jouer devant deux personnes que devant deux cents ou deux mille personnes. Je respire profondément, et je me dis, de la même façon qu’avant de monter sur une scène, « j’entre ». Ayant remarqué que les musiciens qui restent devant les portes côté quai gênent la descente et la montée des voyageurs, les mettant probablement dans des dispositions moins favorables, je me place immédiatement dos aux portes closes, situées côté voie. Afin d’obtenir l’attention de l’ensemble du wagon, je lance un tonitruant « Bonjour, et bienvenue ». Je ne le sais pas encore, mais ce sera mon salut au public du métro pendant les cinq prochaines années. à cet instant, je plaque un premier accord sur ma guitare, un la mineur, et je joue deux tours d’intro avant de commencer à chanter. Le fait de se mettre à jouer fait comme par magie s’envoler le trac. Il se transforme en énergie, et je me détends d’un coup. Une grosse bouffée de chaleur m’envahit, et le sourire un peu forcé que j’avais adopté se décrispe. Les voyageurs me regardent, contraints de m’écouter, certains agacés de façon évidente, d’autres l’air amusé. Je chante le morceau sans pratiquement commettre d’erreur de jeu ni bafouiller. Je sens que mon chant est perceptible jusqu’aux extrémités du wagon et, pour la première fois de ma vie, j’ai l’agréable sensation de projeter ma voix en chantant. à la fin de la chanson, c’est le verdict, tant attendu comme on dit. La quinzaine de personnes présentes dans la voiture applaudit dans sa quasi-totalité. Je la remercie chaleureusement, un peu ému, je dois l’avouer. à cet instant, je comprends que je vais, enfin, être capable de chanter. Il est maintenant temps de passer au deuxième titre, le seul autre que j’ai appris. Il est de Dutronc également, et c’est J’aime les filles. Pas trop d’accords non plus, ça ne devrait pas être difficile. J’attaque donc, mais là, c’est moins simple que je ne le pensais. C’est d’une part une mélodie plus douce, et je la joue de façon évidente dans une tonalité un peu trop basse pour ma voix. Dans ma chambre, ça allait bien, mais dans le métro, on peine à m’entendre. Le vacarme des roues sur les rails rend l’exercice encore plus difficile, et je ne me sens plus très à l’aise. Ce second temps me permet de comprendre que j’ai encore beaucoup de travail si je veux un jour chanter à peu près correctement. Malgré tout, les passagers applaudissent, un peu moins chaleureusement c’est clair, mais bon, je sens qu’ils encouragent l’effort. Je lance « Merci pour les chansons! », et j’attaque la partie qui me semble la plus difficile, voire humiliante, de cette aventure. Celle qui consiste à passer dans l’allée centrale du wagon et à tendre une petite pochette sous le nez des voyageurs en espérant qu’ils y glisseront une pièce. Qu’il est difficile d’affronter leur regard ! Je me sens tel la dernière des merdes, et j’appréhende de lire de la pitié dans leurs yeux. Mais non, certains participent, d’autres pas, mais je ne ressens aucun mépris de leur part. Je n’ose pas vérifier combien ils me donnent, gardant mon regard dans leurs yeux ou sur le plancher. Je sors du wagon en lançant un « merci d’être venus, à bientôt », qui déclenche quelques sourires. Je descends sur le quai et vais m’asseoir sur un des bancs de la station. Je compte mon butin. Presque dix francs ! En dix minutes ! Pas mal du tout pour une première fois. Je décide de continuer, et j’attends la rame suivante. Chaque fois, Paris s’éveille passe bien, mais J’aime les filles est couverte par le fracas du métro. Après deux heures, je remonte à la surface, me disant que pour une première journée, je ne m’en sors pas si mal. J’ai récolté près de cent francs, ça me semble déjà une petite fortune. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à gagner de l’argent, mais juste à jouer les chansons et à passer un moment très particulier dans un endroit qui ne l’est pas moins. Je n’ai jusque-là pratiquement jamais touché un centime en faisant de la musique, car quelle que soit la taille de la salle de concert, les musiciens sont systématiquement payés en bout de chaîne, et il leur reste en réalité rarement quelque chose en poche après que les frais sont remboursés. Pour une fois, j’ai rentré un peu d’argent en jouant, en me faisant plaisir, et en en procurant sans doute un peu aussi. Les deux révélations de la journée provoquent chez moi un enthousiasme qui me donne des ailes, et je sors du métro, radieux, à la station étienne-Marcel. « Il est cinq heures, et je n’ai pas sommeil ! »